Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles. Il s’agit, en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu.
Michel Foucault Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir / 1976

25 septembre 2014

Ne pleure pas sur les Grecs quand tu les vois fléchir / Ne pleure pas sur la Grèce quand elle s'agenouille / Elle a un couteau dans l'os, une courroie sur la nuque / Ne pleure pas la Grécité / Regarde! La voici qui sursaute / Regarde! Elle sursaute à nouveau / Elle prend courage, elle gronde / Et elle frappe le fauve / Avec le harpon du soleil - Yannis Ritsos (traduction Varvata Drettas et Mario Bois)

d'après  Γιάννη Ρίτσου, Τη ρωμιοσύνη μην την κλαις, Ποιήματα. 1963-1972, τ. Ι΄, Κέδρος, Αθήνα 1989
Τη ρωμιοσύνη μην την κλαις
εκεί που πάει να σκύψει
με το σουγιά στο κόκκαλο
με το λουρί στο σβέρκο

Νάτη πετιέται απο ξαρχής
κι αντριεύει και θεριεύει
και καμακώνει το θεριό
με το καμάκι του ήλιου

 Γιάννης Ρίτσος, 1966. (1909-1990)
"Ash Monday", Athens march 1955. Photo Dimitris Harissiadis


j'avais encore l'âge théorique des culottes courtes. lesquelles étaient dans ma famille, par correction, prohibées sitôt les premiers soupçons de puberté... (ça s'appelle la haine du poil). je vivais donc mon enfance déclinante les jambes recluses dans des pantalons, certes d'été... bien que débutât tout juste l'automne.
lorsque, pour la toute première fois, nous arrivâmes à Athènes, ce fut pour moi une révélation. un instant d'une précision charnelle, qui figure entre un passé accompli et son propre avenir. de ces émotions qui me font rallier l'idée que chacun a sa ville et sa vie qui l'attendent quelque part.
nous y venions par le train, logeant trois jours durant un douillet compartiment de ces wagons distingués et bleus, dont me revient la suave odeur d'encaustique et la moelleuse sensation de la moquette sous les pieds. j'y voyais la chambre miniature d'une maison de poupées, au confort quelque peu outré, laquelle roulait bruyamment vers de grands mystères. notre première nuit avait été interrompue vers cinq heures au passage de la frontière suisse. bien sûr les bienheureux occupants de ces beaux wagons ne devaient pas être dérangés par les formalités de douane dont se chargeait un personnel dévoué. mais l'immobilité brutalement acquise après d'interminables crissements d'essieux, les éclats de voix, la lumière enfin, avaient plus éveillé ma curiosité que moi même. vêtu de mon pyjama pilou j'allais découvrir ces énigmes qui me transformaient en aventurier somnambule. des douaniers à la voix trainante durent rapidement interrompre ma progression et me remettre aux préposés des wagons-lits dont j'avais, sans le vouloir, trompé la vigilance. ceux-ci me reconduisirent au compartiment où l'ire maternelle allait pouvoir développer de ces effets qui la distinguaient du commun. cette brève escapade fut le point de départ de mon voyage à moi, et tandis que pleuvaient chantage affectif et autres mises en garde, je repassais dans ma tête ces visages, ces sourires endormis de gens "pas-comme-nous" qu'il me tardait d'aller retrouver.
la vie du train et dans le train s'organisait comme elle devait le faire toujours, et la mienne gagnait en indépendance à mesure que l'abrutissement mécanique anesthésiait mon frère, ma sœur et ma mère, celle-ci m'ayant confié pour mission de lui trouver du citron à chaque arrêt. dès lors j'en profitais pour exploiter ces moments au-delà même de mes espérances, car c'était à chaque fois d'une telle nouveauté que je ne parvenais à garder mes émerveillements pour moi, mais lui en infligeait le récit, ravivant du même coup son impératif besoin de citron.
il y eut l'Italie. il y eut la Yougoslavie.
"Train Athènes-Patras", photo (c)Eric Sibert 1993
puis la Grèce. Evzoni.
ce fut la nuit d'une gare frontalière qui rompit la monotonie cadencée devenue mélodieuse du train, comme une berceuse soudain interrompue avant la venue du sommeil, interrompue par un cataclysme. 
la lumière bleue sale isolait des évènements incompréhensibles à mes yeux, des disputes, des malles jetées sur le quai, des bousculades. il y avait des éclats de voix, des cris dans des langues que je ne comprenais pas, que je devinais. des coups aussi, je demandais à ma mère pourquoi les policiers frappaient des gens, elle ne savait pas, interrogeait le voiturier qui se contentait de répondre avec le sourire que nous ne risquions rien parce que nous étions français. je reconnaissais une grosse américaine-gentille qui étalait des papiers sur le sol sous le regard d'un homme en uniforme qui lui parlait fort; et puis il y avait Thassos qui me faisait coucou de sa main libre, l'autre agrippée à la ceinture de son père. Thassos était mon ami depuis Belgrade quand sa famille et lui vinrent occuper le compartiment voisin. comme je commençais à avoir peur, je pensais qu'il avait de la chance d'être avec son père, mais moi j'avais de la chance que ma mère ne me demandât pas de citron...  les douaniers accompagnés de soldats furent dans le train, inspectant wagon après wagon, compartiment après compartiment, valise après valise, l'un d'eux s'approchait de ma mère qui avait pris sa pose monarchique hostile et mon estomac se mit en boule, il tenait nos passeports et dit en s'accompagnant d'un salut militaire : "bienvenue dans Grèce, Madame français", et il partit fier de lui après avoir ébouriffés mon frêre et ma sœur... depuis le couloir comme ses collègues je le suivais du regard, il s’arrêta à ma hauteur pour que l'ensemble de la fratrie puisse bénéficier de la même coiffure, mais il me désigna aussi la banquette : "joli petit garçon : avec mama!".  j'ai obéit, et m'en félicitais lorsque je le vis réapparaitre un sachet de bonbons à la main... des bonbons au citron! ce type avait du flair...
la grosse américaine-furieuse était remontée dans le train, Thassos et sa famille aussi et à ma grande joie ils vinrent direct dans notre compartiment. ma mère fit servir du thé et le père de mon ami a pu passer sa colère en expliquant ce qui se passait. mais ça n'avait plus d'importance et nous pouvions retourner jouer dans les couloirs. le train redémarrait lentement, bruyamment, comme une première fois, et dans la nuit ferroviaire retrouvée  Thassos, parfait bilingue,  criait : "On est en Grèce!! en Grèce!! είμαστε στην Ελλάδα!! Ελλάδα !!"
j'ai crié avec lui, mes premiers mots dans sa langue, je pleurais avec lui sans savoir quelle joie me submergeait, mais seulement pris d'un amour soudain et irraisonné pour un pays qui se cachait dans sa nuit. on se réveillait dans la même couchette et aussitôt on se collait à la vitre pour dévorer un paysage interminable de collines sèches auxquelles des ifs épars semblaient vouloir donner un sens antique. premiers arrêts, premières villes. nous approchions d'Athènes et l'agitation gagnait jusqu'à notre wagon cotonneux. ma mère avait dit : "nous arriverons pour déjeuner... j'espère que votre père aura fait préparer quelque chose de léger...". j'adorais ne pas savoir lire les pancartes des gares, Thassos me les déchiffrait m'en m'apprenait la prononciation. à Lamia je savais lire. 
oui, j'aimais me trouver là. me trouver là. m'y reconnaître. le même sentiment qui m'envahissait quand j'arrivais chez ma Grand-mère, j'anticipais sa chaleur, sa douce odeur, les mêmes jeux à venir, les savoureux petits-déjeuners avec le bruit de la mer, un habitacle de bien être garanti par l'expérience. comme Thassos qui vivait le retour d'exil de ses parents, je rentrais chez moi.
les valises étaient empilées, les familles dans le couloir se promettaient de se revoir, le train roulait lentement à l'approche d'Athènes et s'immobilisait enfin sous le hurlement des hauts-parleurs. mon père était sur le quai, tout sourire, et tout sourire je me jetais dans ses bras avec un "yassou!" et des bises qu'il acceptait. dans la gare j'étais autant fasciné par un vieux monsieur en foustanelle que par le nombre impressionnant de militaires dont beaucoup se tenaient deux par deux par la main. Thassos et les siens avaient disparus sans que je m'en aperçoive, mais il avait mon adresse. mon frère et ma sœur ne cessaient de se plaindre, alors par souci d'équilibre je déclarais à mon père : "papa, j'adore ce pays!" et je pense que ça lui a fait plaisir.  j'étais réellement charmé à l'idée d'y vivre.
ma relation avec la ville fut immédiatement fusionnelle, je rattrapais aussitôt un temps qui me semblait avoir été perdu ailleurs. en quelques jours je la connaissais presque mieux que notre quartier parisien. l'appartement de la rue Patriarche Ioakim me convenait parfaitement. comme à Paris je pouvais aller seul faire des courses et petit à petit je fixais mes repères un peu partout dans les rues, places et placettes. j'avais retrouvé Thassos, et bien d'autres, le Jardin National pour ère de jeux, à Plaka une laiterie nous vendait, mais c'était le plus souvent cadeau, de savoureux yaourts dont la peau craquante était saupoudrée de cannelle, accompagné d'un verre d'eau où plongeait une cuillère remplie de mastic parfumé, nous suivions les Evzones en cadence depuis leur casernement jusqu'à leur guérite de Syntagma, nous espionnions les touristes et plus le temps passait moins je les comprenais...  
Αθήνα 1980: Στην Πανεπιστημίου μία ημέρα αργίας

on se situait près de la crise de Chypre. au Pirée, les Français faisaient stationner plusieurs frégates au cas où les Turcs, et leurs amis américains, sur leur lancée, auraient eu l'idée saugrenue d'annexer la Grèce Continentale. cette solidarité que la France seule avait manifestée, valait à ses ressortissants une côte de popularité inimaginable, dans beaucoup d'endroits on nous désignait, avec un enthousiasme débridé, un portrait de Giscard trônant sur un mur, après avoir été découpé du journal, près de Caramanlis, ou mieux, de l'ex-roi Constantin, ou parfois des deux, formant ainsi la triade victorieuse de la jeune et fragile démocratie.
l'atmosphère était imprégnée autant que le paysage de cette géopolitique qui m'atteignait autant que n'importe qui.
voilà comment je suis "devenu Grec". ce fut bref à l'échelle de ma vie, mais irréversible.
alors il ne se passe pas un jour sans que je me demande pourquoi on en est là. si moi aussi la Grèce me fit souffrir, c'est de l'avoir quittée. j'y étais retourné au milieu des années 80 avec l'intention de m'y établir, mais le fil était cassé, ça ne s'est pas fait. je suis parti fâché, furieux serait plus juste. injuriant tout ceux que je rencontrais, m'exaspérant des attentions de mes amis jusqu'à la brouille. marre de devoir connaitre tous les rouages d'une administration stupide jusqu'à leur petit nom et devoir surtout garantir une contrepartie financière aux "efforts" de chacun... jusqu'au jour où j'ai fait ma valise en solitaire. elle pesait lourd et la poignée cassait, un pauvre type s'est proposé de m'aider, je m'entends encore lui lancer un honteux :"tire-toi! putain de Grec de merde!!", je me rappelle plus sa tête mais je m'en veux encore d'avoir pu dire ça... j'ai pris un taxi en solitaire dont j'étais fort heureusement le seul passager, la musique orientale m'énervait jusqu'au dégoût. enfin un avion en solitaire. mais avant ça dans la salle d'attente j'avais sorti mon chapelet de ma poche et commencé comme tous les mecs présents à le faire jouer entre mes doigts. et je pleurais comme un con en voie d'apaisement qui se dit : "mais putain y en n'a pas un qui m'empêchera de partir?" 
je suis à mon tour devenu un touriste occasionnel dans un pays qui a beaucoup changé. Athènes métamorphosée, européanisée, occidentalisée. pour le pire. plus de yaourts maison, Nestlé est passé par là. Nestlé et les autres qui ne sont pas si nombreux à se partager le monde en fait. le sens européiste du formatage s'est abattu sur la Grèce en 2007 avec effets immédiats, crescendo jusqu'à l'anéantissement culturel. la guerre économique puis l'occupation par les vainqueurs. en fait comme dix ans plus tôt avec la Serbie, la nouvelle pensée productiviste s'est acharnée à détruire tout ce que ce pays représentait. s'ils n'ont pas imaginé un prétexte pour bombarder la Grèce s'est au regard de son intérêt économico-touristique. 
 
 mais ce pays renaîtra, sans nous. malgré nous. il est aussi présent dans sa misère actuelle qu'il le fut dans ses fastes passés. à chaque instant entre les voiles de la désolation et de la désespérance surgit une extraordinaire énergie à ne jamais se renier. la misère d'être Grec aujourd'hui fait aussi sa force. force à se concentrer sur son âme que quelques fashos d'opérette, aussi menaçants soient-ils, ne parviendront jamais à exiler du côté des mannes pourries d'Hitler ou Mussolini. parce qu'ils n'y sont jamais parvenus.

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