Je voulais parler de KVIR.ru. En parler parce que depuis une quinzaine de jours ce web magazine gay russe a été étouffé par la censure. Ce n'est pas le premier épisode répressif qui s'abat sur le titre mais celui-ci semble définitif. Il y a lieu de s'inquiéter pour tous ceux et celles qui, de prêt ou de loin, participaient à sa réalisation, de même doit on redouter le sort qui guette ses lecteurs dés lors qu'ils seront identifiés. S'alarmer aussi devant l'accélération délirante du glissement idéologique fasciste du Kremlin de ces derniers mois.
Désormais lorsque vous tentez de vous rendre sur le site de KVIR.ru, le message suivant s'affiche :
Доступ к информационному ресурсу ограничен на основании Федерального закона «Об информации, информационных технологиях и о защите информации»
« L'accès aux ressources informatiques est restreint sur la base de la loi fédérale sur l'information, les technologies de l'information et la protection de l'information ».
KVIR, en version papier, est né en 2003, à l'initiative d'un collectif LGBT gestionnaire de la plate forme « gay.ru » (toujours en ligne, mais désormais la tonalité des articles est devenue conforme à la volonté du pouvoir). L'intention était de transmettre des informations correctes et concrètes sur l'homosexualité et la vie gay en Russie. Objectif ambitieux qui semblait accessible en dépit des inévitables obstacles que l'imagination du régime et de ses sbires imposaient à la liberté d'expression. L'équipe du magazine entend bien le pérenniser en s'appliquant à la rigueur éditoriale, ce qui implique exigence de qualité et se garder des « pièges » (pornographie, annonces douteuses) qui le feraient tomber sous le coup de la loi.
Ce fut un succès, revue élégante, grand format, couleur, articles de qualité, signatures nationales et internationales, prix volontairement peu élevé, en 2005 KVIR se place parmi les cinq magazines masculins les plus vendus à Moscou. Il s'agit d'offrir aux gays un miroir et leur montrer qu'ils ont le droit d'exister autant que le devoir de s'accepter. Cette même année KVIR développe une maison d'édition, premier titre : Russian Gay, Lesbian, Bisexual and transgender., puis des collections telles que Russian Gay Essays et Russian Lesbian Essays. Une trentaine de titres verront le jour jusqu'à aujourd'hui.
En 2012 V. Poutine retrouvre la présidence de la Fédération de Russie, les quelques acquis de la présidence Medvedev en matière de libertés civiques, voire de « tolérance », sont oubliés. Une homophobie d'état se met en place, renforcée par l'indéfectible soutien au régime de l'Église orthodoxe Russe, aux mains de cet autre ancien du K.G.B., le Patriarche Kyrill.
Cette évolution amène l'équipe de KVIR à cesser l'édition papier avec le numéro 113, seule demeure l'édition numérique. Chaque jour, la rédaction met en ligne de nouveaux articles, traitant d'actualité, de culture, d'histoire, de vie pratique, recueillant des témoignages individuels, se faisant l'écho multiple et foisonnant d'une communauté prenant conscience d'elle-même et de sa parole.
Juin 2022, fin de partie, c'était une illusion. La Douma s'apprête à voter une nouvelle loi qui associe toute évocation de l'homosexualité à de la propagande, donc sévèrement punie et réprimée. Un ami dont le sens de l'humour n'est pas sans rappeler celui pratiqué aux pires périodes confie : je remercie du fond du cœur le député Klimov qui ne prévoit pas la peine de mort dans la nouvelle loi. C'est une preuve supplémentaire que nos députés se soucient de nous, pécheurs et pécheresse … Ce projet de loi prévoit une interdiction générale de l'homopropagande en Russie. Les menaces que constituent la contrainte de normes étrangères qui répriment le mode de vie généralement accepté dans la sphère de la famille et du mariage font réfléchir à la nécessité de protéger la culture de la majorité, peut-on lire dans l'exposé des motifs du projet de loi, qui, selon les députés , s'inscrit dans la politique de l'État visant à soutenir, renforcer et protéger les familles, à préserver les valeurs familiales traditionnelles visant à la perception du mariage exclusivement comme l'union d'un homme et d'une femme. De fait les individus LGBT de Russie ne seront plus des citoyens, considérés en produits de "l'influence occidentale", ce projet de loi efface effectivement un groupe social entier. Auparavant, les homosexuels estimaient qu'ils devaient être aussi invisibles que possible parce que l'État ne les protégeait pas, la législation va désormais les nier, il sera impossible d'organiser des actions et des événements publics, et toute évocation de sujets LGBT+, par quelque média que ce soit, sera également interdite, et le marquage de ces supports du signe 18+ n'aura plus lieu d'être puisque ces ressources n'auront plus d'existence légale.
La communauté gay russe n'a t-elle pas survécu aux goulags du pouvoir qu'il fut tsariste ou soviétique, aux geôles du KGB puis du FSB, aux asiles psychiatriques, aux passages à tabac, aux meurtres, aux internements arbitraires ? Le retour du diable au pouvoir est une nouvelle épreuve pour de nouvelles douleurs.
Qu'en est-il de la fierté ? Après tout, la fierté LGBT, la philosophie des Pride, n'est pas une question de fierté par rapport à l'orientation sexuelle elle-même, mais une reconnaissance des personnes LGBT faisant preuve de courage et de solidarité au nom de l'extermination des leurs, l'incarcération, la discrimination et l'humiliation. La défense tenace de leur droit tant naturel qu'historique à la dignité humaine. Notre fierté épouse d'ores et déjà les revers de la communauté russe, en exil ou demeurée sur place.