Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles. Il s’agit, en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu.
Michel Foucault Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir / 1976

14 janvier 2013

Одеса




Odessa, glorieuse cité de mes ancêtres. certains d’entre eux, n’exagérons rien. 
j’en connais ce que j’en ai lu, Isaac Babel évidemment, ou vu, Eisenstein…, l’escalier, Potiemkinskaya Lestnitsa depuis le film, bien sûr. l'Histoire, du Plessis duc de Richelieu ou la Grande Catherine…; ou l'histoire, les séjours du Tsar, en famille. bains de mer pour les hommes, nus, jeunes et vigoureux, les uniformes blancs, plus beaux que des smokings, envahissant la ville pour s’y gaver des plaisirs de l’été. photos jaunies, écaillées, l’aïeul y prend la pose, sur l'escalier encore, devant l'église, devant la mer exhibant une gourmandise, reliques domestiques, religieusement transmises de génération en génération, comme les Latins mâles le faisaient de leurs Lares. 
l'hôtel, j'imagine que la direction applique toujours les directives esthétiques établies du temps de l'URSS à l'intention des étrangers. ça n'ébranlera pas le vieux communiste indulgent que je suis, mais à l'inverse Guillaume, en état de choc, examine cet ensemble qui intègre tous les travers du mauvais goût nouveaux-riches : rigueur extrême de la jeunesse... la réceptionniste fait du mieux qu'elle peut pour nous parler en français. c'est gentil. elle est gentille d'ailleurs, jusqu'à ce que je lui demande un seul lit... il semblerait que dès cet instant sa survie même est menacée, "chambre double, monsieur, chambre double s'il vous plaît...", c'est une supplique pas une exigence. elle est visiblement affligée, c'est vrai que le groom service a l'air tordu. j’acquiesce sans palabres pour les deux lits. nous découvrirons peu après que chacun peut contenir au moins trois personnes vindicatives. Guillaume se croit obligé de lui parler de la branche odessite de ma généalogie, visiblement la jeune fille ne comprend pas que, depuis la Révolution, j'ai déjà perdu mes racines ukrainiennes. dans son esprit la Révolution c'est 2005. 1917! tu parles!
après cet épisode on s'est éloigné de la ville en loups solitaires, avec cette idée curieuse de la voir autrement. des gravats, le sable, et une drôle de chaleur humide qui colle salement entre pull et peau. ça gratte, c'est désagréable. on escalade les restes de chantiers d’une cité invisible, incernable, in-construite, si on peut dire..., de là on ne voit que des signaux épars sur la mer, fixes ou clignotants, ils s'installent dans l'espace à mesure que le jour faiblit, ils disparaitront avec la nuit comme s’ils n’avaient jamais existé
dans la foulée nous prenons la direction de la cathédrale, les bulbes dorés attirent mon orthodoxie immorale. le pont que nous empruntons enjambe un fleuve noir, dès les premiers pas on ne songe plus qu’à ceux qui se sont jetés, volontaires ou non, de son tablier lugubre, et si l’on parvient à s’extraire de leurs appels c’est pour entendre davantage s’entrechoquer les corps qui furent pendus sous ses arches de pierres. Staline me rentre dans la tête, les SS, les "Bienveillantes", Tchéka, Gestapo...et, en pack, le reste du cauchemar.
enfin sortis de là on marche comme des voleurs pistés, le souffle court après la piqûre de rappel historique. on sinue parmi les gens biens comme il faut, les néo démocrates du trottoir ou du tram. un groupe de fêtards costumés et braillards des deux sexes nous dépasse, nous bouscule sans égards, sans regard. minuit approche, chacun dans son rôle rejoint sa place.
quel est ici, ou ailleurs, le sens de ce premier jour de l’année?  de la rapidité, de la simplicité avec laquelle les choses se défont ? puis recommencent…, un leurre chronologique. Odessa, elle, est comme un banc vide placé devant la Mer Noire. son nonchaloir est celui des dépressifs,  son humeur ressemble assez à celle des gares abandonnées en rase campagne. avec en sus quelques wagons rouillés, amputés de leurs meilleurs morceaux. on lit : "cité balnéaire","méditerranéenne", j'ai la certitude de traverser un décor, je suis persuadé que seules les façades sont entretenues, au-delà c'est tout pourri, j'en suis convaincu. paranoïa, amertume. j'éprouve la même chose chez moi en Corse, tout est faux, illusoire; mis en place pour d'autres yeux que ceux des locaux, seulement pour ceux qui viennent vérifier l'authenticité du monde, leur monde, sécuriser leur album interne, rassurer leur sens du beau, du bien, du bon.
l'après-midi à 14 heures, devant la gare, depuis Guillaume ne m'a plus rappelé de prendre contact avec "ma famille", aurais-je enfin réussi à lui faire intégrer que ça ne m'intéressait pas? sa jolie tête, à l'intérieur de laquelle cohabitent un fils-frère-cousin-oncle-beau-frère...etc sur x générations, le tout plus discipliné qu'affectueux d'ailleurs, semble enfin avoir admis ce fait. je vois bien qu'il ne comprend pas mon aversion, il me la concède alors qu'il ne peut pas la concevoir. c'est culturel.
2 janvier, promenade "hors des sentiers battus", nous traversons ce que nous pensons être une embouchure, une végétation alternée, entre la jungle et la rizière, entité qui fut soudain l’objet d’une pluie violente et non tropicale. Liman Kuyalnik, une lagune réputée pour ses bains de boue, une manifestation de la plénitude du mal en fait. je cherchais dans ma mémoire une introuvable correspondance au sentiment qui m’envahissait. marcher pesamment dans l’assourdissant vacarme de l’eau, dessus, dessous, comme des cris, ceux de l’arène qui cerne l’animal; et je me pris à penser qu’il me serait peut-être permis de mourir, ne fut-ce que par politesse… afin de ne pas trahir ma nature, mon humanité...même militaire sur les rives d'un Danube saisit par la glace je n'avais ressenti une telle lassitude. en fait j'ai horreur du contact des vêtements mouillés, une répulsion carrément monomaniaque.
Je cherchais le sens du jour de l’an… il doit se trouver dans cet étrange et assourdissant chaos, une invraisemblable matrice qui amorce sa remise en marche.
j'allais pour nous acheter des cigarettes quand j'ai croisé ma grand-mère. enfin une dame qui lui ressemblait trait pour trait, tellement que j'ai pas pu m'empêcher de lui sourire. échange, ce fut bref, j'ai voulu y croire et j'ai trouvé ça plutôt agréable. Yaya dans la tête, en fait de tabac je suis rentré dans la première église lui griller quelques cierges, je me signais comme une vieille devant une icône de Saint André qui se trouvait fort opportunément là. elle aurait été contente. elle s'appelait Andréa.
si j'avais raconté ça aussitôt à Guillaume nous serions parti illico  rechercher la vieille dame... 
les anciens dieux marquaient chaque passage, fut il chronologique ou routier, tous ont le même sens du franchissement, aller au-delà toujours, pour nous préparer au terminus. à l'incompréhensible révélation de leur absence, plus rien à franchir.
heureusement que parfois le temps fait des boucles.
 

1 commentaire:

TQ a dit…

C’est une si bonne idée que cette escapade hivernale à Одеса avec Guillaume que je me défends d’être jaloux.
L’Ukraine, j’y ai tout de même été un peu durant ces deux jours, grâce à Moussorgski et Ravel (http://www.youtube.com/watch?v=TyajtuEuO_E ), à Paris, dans une salle de concert mythique.
Au cours de vos déambulations, tu dis avoir « la certitude de traverser un décor » et être « persuadé que seules les façades sont entretenues » et qu’ « au-delà c'est tout pourri », sentiment éprouvé à l’identique chez toi en Corse où « tout est faux, illusoire; mis en place pour d'autres yeux que ceux des locaux, seulement pour ceux qui viennent vérifier l'authenticité du monde, leur monde, sécuriser leur album interne, rassurer leur sens du beau, du bien, du bon. » En lisant "Gomorra", du courageux Roberto Saviano, c’est peu ou prou ce que j’ai pensé encore plus fortement de nos villégiatures multiples en Campanie.
Reste que Saviano ne manque pas de souligner dans une entrevue combien les français sous-estiment la présence mafieuse sur leur territoire (http://www.telerama.fr/monde/l-ecrivain-roberto-saviano-sa-vie-contre-la-mafia,78944.php )...
Пока!