Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles. Il s’agit, en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu.
Michel Foucault Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir / 1976

09 mars 2015

« Omnia cadunt » (Tout s'effondre), attribué à Iustus Lipsius (Juste Lipse*)


une pensée à travers le temps pour Monsieur Paul Garelli (1924-2006), professeur d’assyriologie à la Sorbonne, professeur au Collège de France, Directeur d'études au CNRS et à l'EPHE, et tant de titres et de fonctions faisant de lui un homme souriant et modeste, à l'écoute de chaque étudiant qui à son contact avait ce rare bonheur de se charger d'humanité. Pénétrer dans son amphi ou dans sa classe suffisait pour entamer un ébouriffant voyage temporel et se croire capable d'intelligence...
Monsieur Garelli, je suis certain de votre peine tant aujourd'hui j'en ressens en moi-même l'écho infini.

Taureau androcéphale ailé, site de Khorsabad, dessin d'Eugène FLANDIN


Il y a 1700 ans, ou environ, les nouveaux Élus d'un dieu jeune et triomphant, (enfin), commencèrent par castrer des statues devenues antiques, celles d'autres dieux qui n'avaient pas vieilli, en apparence, mais sans plus d'autre nature que leurs représentations « honteuses ». Obsolescence du divin. Castrer fut bien le minimum d'ailleurs, la plupart de ces œuvres, orants ou divinités, mâles ou femelles, furent réduites en caillasses anonymes, les morceaux les plus chanceux, les plus géométriques, se retrouvant utilisés en pierres de maçonnerie, linteaux, seuils, murs, cheminées ; tout ce que l'homme peut imaginer en forme de réemploi, tout ce que l'homme peut faire et défaire. Détruire... créer... recréer... Colonnes mises à bas, décors sculptés arasés, vandalisés ...etc. Ces représentations étaient désormais jugées blasphématoires, à plus d'un titre. Ironie, ces réemplois fournirent une cache parfaite à de nombreuses pièces qui survécurent ainsi. 
Il faut rappeler que l'essentiel de la production statuaire grecque était en bronze, et s'agissant de la plupart de ces statues nous ne les connaissons que par le biais de copies romaines... en marbre, les originaux ayant pris la direction de la fonderie. Seul le hasard présida au sauvetage de quelques unités, un naufrage, un enfouissement accidentel, l’innocence de l’oubli. La petite part de hasard qui rend impossible toute ambition de destruction systématique. Quelque chose comme la Divine Providence peut-être.

L'humain se prend de haine, la haine prend l'humain. Les croyances, je n'envisage même pas utiliser le mot de « religions », sont vecteur de haine, et de la haine à l’aberrante crétinerie il n' y a pas loin.
De tels épisodes destructeurs sont la colonne vertébrale de l'histoire de l'art, la folie, le vandalisme, le pillage, la dévastation, aboutissent raisonnablement au recueillement, à l’analyse, à l'admiration.

Qui étaient les génies ailés de Nimrud ? Figures récurrentes de l'art assyrien du Ier millénaire avant notre ère, ils ont des têtes humaines et viriles, ornées d'une tiare cornue afin d'en préciser le caractère divin, corps de taureau à cinq pattes, pour symboliser autant l'arrêt que le mouvement, grandes ailes levées aux plumes fines et délicates, frises de poils en bouclettes inspirant la caresse d'une infinie beauté. Ils sont le Shédu et le Lamassu, génies protecteurs, gardiens des lieux et des personnes et plus encore de la personne royale, entre les pattes arrières une inscription gravée adresse une malédiction aussi péremptoire qu'inutile à ceux qui porteraient atteinte à l'édifice. Terrifiants et rassurants, ils sont proches parents du Minotaure, cousins des démons bibliques, du Grand Pan, des Sphinx et des Sirènes, de nos diables cornus aux pieds fourchus, ancêtres de nos chérubins ailés et de pléthores d'anges bizarres plus ou moins avouables terrés dans les églises et les obscures prisons de nos âmes et de nos corps.

Plus encore ils sont un frisson lointain dans nos psychés, un souvenir en veille, la marque universelle d'une humanité en enfance éternelle.

Comme n'importe quelle violence, la destruction est un phénomène banal, c'est une évidence, celle d'une expression primaire, elle s'impose comme l’inévitable solution d'une cause, bonne ou mauvaise, l'Histoire jugera dit-on.

Archéologue, j' y fus régulièrement confronté, la destruction était mon métier. Détruire pour comprendre, commettre l’irréparable pour aller au-delà des apparences. La beauté constitue un obstacle sur un chantier de fouilles, la fascination, le respect, le désir même qu'elle inspire peuvent stopper net une campagne, attirer à elle l’ensemble des regards et ... des subventions ! Il fallait faire des choix définitifs, et tandis que nous garantissions la pérennité de l’objet par toutes sortes de relevés, nous en décidions l'effacement radical par nécessité scientifique. Mon maître en la matière se plaisait à répéter : « Imagines-toi lire un livre dont tu brûles les pages à mesure que ta lecture avance. Fais en sorte de te souvenir de tout.»

Un Ministre de la Culture, fervent cinéphile par ailleurs, vint nous visiter très officiellement sur un chantier en Rhône-Alpes. L'homme papillonnait de-ci de-là entre tranchées et gravats sous le feu de nos explications enjouées, visiblement déconcerté par ce qu'il découvrait. Il eut alors ce commentaire accablant : « et.... vous trouvez de belles choses ?... ». À l'époque je jugeais ça lamentable. Outre la révélation brutale de l'ignorance passéiste dans laquelle le ministre de tutelle tenait notre discipline, il anéantissait d'un mot nos derniers espoirs de la voir évoluer.

À quel moment avais-je choisi l'archéologie ? En découvrant le masque de Toutankhamon ? En rêvant d'expéditions lointaines ? En m'imaginant l'inventeur de quelque trésor antique ? Tout cela à la fois sans nul doute, mais je me rappelle d'un instant de grâce adolescente, lorsque après le dégagement d'un puits médiéval nous découvrîmes, à la suite d'un patient époussetage, les empreintes de pieds nus figés dans la glaise, à dix siècles de distance mes pieds nus épousaient à leur tour ces traces ultimes, mon corps se faisant l’ombre présente d'un inconnu devenu mystérieusement intime, en reproduisant sa posture, nos humanité se conjuguaient, s'épousaient par delà le temps, ce fut suffisamment intense pour décider de mon orientation professionnelle et ce quidam est devenu le compagnon muet et vigilant de ma pratique.

Un site a mille visages dont un seul peut être conservé, le plus « beau » souvent, selon les critères esthétiques du moment, le plus signifiant parfois, en fonction des connaissances scientifiques acquises. Des repères très aléatoires de fait qui s'accompagnent largement de reconstitutions intellectuelles aussi réfléchies qu' hasardeuses.

Malgré la douleur que m'inspirent les faits, je voudrais me rassurer en pensant que tout cela n'est pas très grave, que ces monuments n'avaient guère plus d'usage que touristique, qu'il s'agissait d'une présentation périssable par nature, une mise en scène de l'histoire, un pari conservateur basé sur le concept suranné de magie des ruines d'un Occident qui se cherche, éprouve le besoin de se justifier à travers une historicité propre, voire appropriée. La ruine est un état de dégradation actif jusqu'à sa disparition totale. Une chimie du paysage. Elle nous enseigne que nos efforts de sauvegarde, d'intégration, ou encore, pour parler moderne, d'optimalisation, sont vains, vont à l'encontre de leur sens propre qui est de révéler l'impermanence des choses et des êtres. L'anthropologue Marc Augé écrit ( in  Le temps en ruines , Galilée, 2003) :« Contempler (les ruines) ce n’est pas faire un voyage dans l’histoire, mais faire l’expérience du temps, du temps pur.…Les ruines ajoutent à la nature quelque chose qui n’est déjà plus de l’histoire mais qui reste temporel.[Elles] existent par le regard qu’on porte sur elles. Mais entre leurs passés multiples et leur fonctionnalité perdue, ce qui s’en laisse percevoir est une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui. Elles ne sont le souvenir de personne, mais s’offrent à celui qui les parcourt comme un passé qu’il aurait perdu de vue, oublié, et qui pourtant lui dirait encore quelque chose. Un passé auquel il survit. » C'est l'interprétation des vestiges qui produit un témoignage historique, et si la ruine est un témoin en soit, il est avant tout celui de l’absence et de la perte. Au delà de ce vide nous pouvons entendre un Temps prédateur auquel nous sommes soumis et visualiser notre orgueilleuse impuissance.

Aujourd'hui nous avons perdu quelque chose que nous savions devoir perdre un jour.

Surtout je voudrais modérer ma réaction parce qu'il y a cette autre réalité qu'est la souffrance des hommes et des femmes de ces régions livrées aux barbares. C'est le sang versé qui constitue l'essentiel de la mémoire des hommes, ce flot cruellement ininterrompu de violences incompréhensibles, c'est cela qui rend ces nouveaux tortionnaires pires que d'autres, exacerbe nos peurs. Mais l'horreur et l'épouvante les rendent-ils réellement pires que leurs prédécesseurs ? Rien n'est moins sûr. Seule l'exécration présente qu'ils nous inspirent les intronisent en champions de l'ignominie.

Celui qui présida au développement de l'Empire Assyrien, Assurnazirapla (885-860), relate ses hauts faits : les indigènes (du Kurdistan) « se retirèrent sur les montagnes inaccessibles et se retranchèrent sur les sommets afin que je ne pusse les rejoindre ; car ces pics majestueux se haussent comme la pointe d'un glaive, et les oiseaux du ciel dans leur vol peuvent seuls y parvenir… En trois jours je gravis la montagne, je semai la terreur dans leurs retraites… leurs cadavres jonchèrent les pentes comme les feuilles des arbres, et le surplus chercha un refuge dans les rochers ». Il incendia les villages , puis s'abattit sur le district de Karti « j'y livrai au fil de l'épée deux cent soixante combattants, je leur coupai la tête et j'en construisis des pyramides ». Après Karti, ce fut le tour du Koummoukh. Les rebelles se désarmèrent à son approche et implorèrent le pardon de leur faute : « J'en tuai un sur deux… Je bâtis un mur devant les grandes portes de la ville ; j'écorchai les chefs de la révolte et je recouvris ce mur avec leur peau. Quelques-uns furent murés vifs dans la maçonnerie, quelques autres empalés au long du mur ; j'en écorchai un grand nombre en ma présence et je revêtis le mur de leur peau. J'assemblai leurs têtes en forme de couronnes et leurs cadavres transpercés en forme de guirlandes. » Revenant deux ans plus tard sur Karti : les habitants « abandonnèrent leurs places fortes et leurs châteaux ; pour sauver leur vie, ils s'enfuirent vers Matni, un pays puissant. Je me ruai à leur poursuite : je semai mille cadavres de leurs guerriers, j'en jonchai la montagne, j'en remplis les ravins. Aux deux cents prisonniers qui étaient vivants entre mes mains, je tranchai les poignets » Gaston Maspero, L’Empire assyrien et le monde oriental jusqu'à l’avènement des Sargonides.

Voilà ma tristesse, voilà ma colère, je ressens l'impérieuse obligation d'en faire état avec pudeur comme d'en modérer l'expression en relativisant la gravité des faits. Parce que, je le dis encore, ces derniers sont trop insignifiants quand des peuples souffrent horriblement dans leur chair.

Non loin du site archéologique de Nimrud s'élève/s'élevait une bâtisse sans caractère qui abrita dans les années 50 Agatha Christie, épouse de Max Mallowan, directeur des fouilles (1949-1958), elle livre dans cette lettre sa vision du site : « ...En tout cas pour une déception, ç'a été une déception ! Le chantier de fouilles tout entier ne m'avait l'air de rien d'autre qu'un immense bourbier : pas de marbre, pas d'or, rien de beau... »
Agatha, c'est toi n'est ce pas qui conseillait à tes amies "épousez un archéologue, seul homme aux yeux duquel vous prendrez de la valeur en vieillissant..." Expérimentant la situation inverse j'ai plaisir à constater jour après jour que l’éphèbe blond méditerranéen accorde quelque crédit à l'archéologue vieillissant. Certes c'est une toute autre histoire... c'est celle qui me permet d'affronter le présent.

* Juste Lipse 
 http://fr.wikipedia.org/wiki/Juste_Lipse 

Soft Hercules par Fashion Architecture Taste , "Pour donner un petit air de tragédie grecque à votre salon"

1 commentaire:

Thomas a dit…

Marc Augé que tu cites, formule bien ce qui est en jeu chaque fois que nous passons des heures à déambuler dans des ruines : « une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui», ce qui n'exclut pas, pour mon compagnon, plus encore que moi-même, que ce soit aussi « faire un voyage dans l'histoire ».
Il aurait adoré faire ton métier et j'espère que cela sera suffisant pour m'apprécier en vieillissant (savoureuse citation d'Agatha Christie). Vale !