une pensée à travers le temps pour
Monsieur Paul Garelli (1924-2006), professeur d’assyriologie à la Sorbonne, professeur au Collège de France, Directeur d'études au CNRS et à l'EPHE, et tant de titres et de fonctions faisant de lui un homme souriant et modeste, à l'écoute de chaque étudiant qui à son contact avait ce rare bonheur de se charger d'humanité. Pénétrer dans son amphi ou dans sa classe suffisait pour entamer un ébouriffant voyage temporel et se croire capable d'intelligence...
Monsieur Garelli, je suis certain de votre peine tant aujourd'hui j'en ressens en moi-même l'écho infini.
Monsieur Garelli, je suis certain de votre peine tant aujourd'hui j'en ressens en moi-même l'écho infini.
Taureau androcéphale ailé, site de Khorsabad, dessin d'Eugène FLANDIN |
Il y a 1700 ans, ou environ, les
nouveaux Élus d'un dieu jeune et triomphant, (enfin), commencèrent
par castrer des statues devenues antiques, celles d'autres dieux qui
n'avaient pas vieilli, en apparence, mais sans plus d'autre nature
que leurs représentations « honteuses ». Obsolescence du
divin. Castrer fut bien le minimum d'ailleurs, la plupart de ces
œuvres, orants ou divinités, mâles ou femelles, furent réduites
en caillasses anonymes, les morceaux les plus chanceux, les plus
géométriques, se retrouvant utilisés en pierres de maçonnerie,
linteaux, seuils, murs, cheminées ; tout ce que l'homme peut
imaginer en forme de réemploi, tout ce que l'homme peut faire et
défaire. Détruire... créer... recréer... Colonnes mises à bas,
décors sculptés arasés, vandalisés ...etc. Ces représentations
étaient désormais jugées blasphématoires, à plus d'un titre. Ironie, ces réemplois fournirent une cache parfaite à de nombreuses pièces qui survécurent ainsi.
Il faut rappeler que l'essentiel de la production statuaire grecque était en bronze, et s'agissant de la plupart de ces statues nous ne les connaissons que par le biais de copies romaines... en marbre, les originaux ayant pris la direction de la fonderie. Seul le hasard présida au sauvetage de quelques unités, un naufrage, un enfouissement accidentel, l’innocence de l’oubli. La petite part de hasard qui rend impossible toute ambition de destruction systématique. Quelque chose comme la Divine Providence peut-être.
Il faut rappeler que l'essentiel de la production statuaire grecque était en bronze, et s'agissant de la plupart de ces statues nous ne les connaissons que par le biais de copies romaines... en marbre, les originaux ayant pris la direction de la fonderie. Seul le hasard présida au sauvetage de quelques unités, un naufrage, un enfouissement accidentel, l’innocence de l’oubli. La petite part de hasard qui rend impossible toute ambition de destruction systématique. Quelque chose comme la Divine Providence peut-être.
L'humain se prend de haine, la haine
prend l'humain. Les croyances, je n'envisage même pas utiliser le
mot de « religions », sont vecteur de haine, et de la
haine à l’aberrante crétinerie il n' y a pas loin.
De tels épisodes destructeurs sont la colonne vertébrale de l'histoire de l'art, la folie, le vandalisme, le pillage, la dévastation, aboutissent raisonnablement au recueillement, à l’analyse, à l'admiration.
Qui étaient les génies ailés de
Nimrud ? Figures récurrentes de l'art assyrien du Ier
millénaire avant notre ère, ils ont des têtes humaines et viriles,
ornées d'une tiare cornue afin d'en préciser le caractère divin,
corps de taureau à cinq pattes, pour symboliser autant l'arrêt que
le mouvement, grandes ailes levées aux plumes fines et délicates,
frises de poils en bouclettes inspirant la caresse d'une infinie
beauté. Ils sont le Shédu et le Lamassu, génies protecteurs, gardiens des lieux et
des personnes et plus encore de la personne royale, entre les pattes
arrières une inscription gravée adresse une malédiction aussi péremptoire qu'inutile à
ceux qui porteraient atteinte à l'édifice. Terrifiants et
rassurants, ils sont proches parents du Minotaure, cousins des démons
bibliques, du Grand Pan, des Sphinx et des Sirènes, de nos diables
cornus aux pieds fourchus, ancêtres de nos chérubins ailés et de
pléthores d'anges bizarres plus ou moins avouables terrés dans les
églises et les obscures prisons de nos âmes et de nos corps.
Plus encore ils sont un frisson
lointain dans nos psychés, un souvenir en veille, la marque
universelle d'une humanité en enfance éternelle.
Comme n'importe quelle violence, la
destruction est un phénomène
banal, c'est une évidence, celle d'une expression primaire, elle
s'impose comme l’inévitable solution d'une cause, bonne ou
mauvaise, l'Histoire jugera dit-on.
Archéologue, j' y fus régulièrement
confronté, la destruction était mon métier. Détruire pour
comprendre, commettre l’irréparable pour aller au-delà des
apparences. La beauté constitue un obstacle sur un chantier de
fouilles, la fascination, le respect, le désir même qu'elle inspire
peuvent stopper net une campagne, attirer à elle l’ensemble des
regards et ... des subventions ! Il fallait faire des choix
définitifs, et tandis que nous garantissions la pérennité de
l’objet par toutes sortes de relevés, nous en décidions
l'effacement radical par nécessité scientifique. Mon maître en la
matière se plaisait à répéter : « Imagines-toi
lire un livre dont tu brûles les pages à mesure que ta lecture
avance. Fais en sorte de te souvenir de tout.»
Un Ministre de la Culture, fervent
cinéphile par ailleurs, vint nous visiter très officiellement sur
un chantier en Rhône-Alpes. L'homme papillonnait de-ci de-là entre
tranchées et gravats sous le feu de nos explications enjouées,
visiblement déconcerté par ce qu'il découvrait. Il eut alors ce
commentaire accablant : « et.... vous trouvez de
belles choses ?... ». À l'époque je
jugeais ça lamentable. Outre la révélation brutale de l'ignorance
passéiste dans laquelle le ministre de tutelle tenait notre
discipline, il anéantissait d'un mot nos derniers espoirs de la voir
évoluer.
À quel moment avais-je choisi
l'archéologie ? En découvrant le masque de Toutankhamon ?
En rêvant d'expéditions lointaines ? En m'imaginant
l'inventeur de quelque trésor antique ? Tout cela à la fois
sans nul doute, mais je me rappelle d'un instant de grâce
adolescente, lorsque après le dégagement d'un puits médiéval nous
découvrîmes, à la suite d'un patient époussetage, les empreintes
de pieds nus figés dans la glaise, à dix siècles de distance mes
pieds nus épousaient à leur tour ces traces ultimes, mon corps se
faisant l’ombre présente d'un inconnu devenu mystérieusement
intime, en reproduisant sa posture, nos humanité se conjuguaient,
s'épousaient par delà le temps, ce fut suffisamment intense pour
décider de mon orientation professionnelle et ce quidam est devenu
le compagnon muet et vigilant de ma pratique.
Un site a mille visages dont un seul
peut être conservé, le plus « beau » souvent, selon les
critères esthétiques du moment, le plus signifiant parfois, en
fonction des connaissances scientifiques acquises. Des repères très
aléatoires de fait qui s'accompagnent largement de reconstitutions
intellectuelles aussi réfléchies qu' hasardeuses.
Malgré la douleur que m'inspirent les
faits, je voudrais me rassurer en pensant que tout cela n'est pas
très grave, que ces monuments n'avaient guère plus d'usage que
touristique, qu'il s'agissait d'une présentation périssable par
nature, une mise en scène de l'histoire, un pari conservateur basé
sur le concept suranné de magie des ruines d'un Occident qui se
cherche, éprouve le besoin de se justifier à travers une
historicité propre, voire appropriée. La ruine est un état de
dégradation actif jusqu'à sa disparition totale. Une chimie du
paysage. Elle nous enseigne que nos efforts de sauvegarde,
d'intégration, ou encore, pour parler moderne, d'optimalisation,
sont vains, vont à l'encontre de leur sens propre qui est de révéler
l'impermanence des choses et des êtres. L'anthropologue Marc Augé
écrit ( in Le temps en ruines , Galilée, 2003) :« Contempler
(les ruines) ce n’est pas faire un voyage dans l’histoire, mais
faire l’expérience du temps, du temps pur.…Les ruines ajoutent à
la nature quelque chose qui n’est déjà plus de l’histoire mais
qui reste temporel.[Elles] existent par le regard qu’on porte sur
elles. Mais entre leurs passés multiples et leur fonctionnalité
perdue, ce qui s’en laisse percevoir est une sorte de temps hors
histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme
s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui.
Elles ne sont le souvenir de personne, mais s’offrent à celui qui
les parcourt comme un passé qu’il aurait perdu de vue, oublié, et
qui pourtant lui dirait encore quelque chose. Un passé auquel il
survit. » C'est l'interprétation des vestiges qui produit un
témoignage historique, et si la ruine est un témoin en soit, il est
avant tout celui de l’absence et de la perte. Au delà de ce vide
nous pouvons entendre un Temps prédateur auquel nous sommes soumis
et visualiser notre orgueilleuse impuissance.
Aujourd'hui nous avons perdu quelque
chose que nous savions devoir perdre un jour.
Surtout je voudrais modérer ma
réaction parce qu'il y a cette autre réalité qu'est la souffrance
des hommes et des femmes de ces régions livrées aux barbares. C'est
le sang versé qui constitue l'essentiel de la mémoire des hommes,
ce flot cruellement ininterrompu de violences incompréhensibles,
c'est cela qui rend ces nouveaux tortionnaires pires que d'autres,
exacerbe nos peurs. Mais l'horreur et l'épouvante les rendent-ils
réellement pires que leurs prédécesseurs ? Rien n'est moins
sûr. Seule l'exécration présente qu'ils nous inspirent les
intronisent en champions de l'ignominie.
Celui qui présida au développement de
l'Empire Assyrien, Assurnazirapla (885-860), relate ses hauts faits :
les indigènes (du Kurdistan) « se retirèrent sur les montagnes
inaccessibles et se retranchèrent sur les sommets afin que je ne
pusse les rejoindre ; car ces pics majestueux se haussent comme la
pointe d'un glaive, et les oiseaux du ciel dans leur vol peuvent
seuls y parvenir… En trois jours je gravis la montagne, je semai la
terreur dans leurs retraites… leurs cadavres jonchèrent les pentes
comme les feuilles des arbres, et le surplus chercha un refuge dans
les rochers ». Il incendia les
villages , puis s'abattit sur le district de Karti « j'y
livrai au fil de l'épée deux cent soixante combattants, je leur
coupai la tête et j'en construisis des pyramides ».
Après Karti, ce fut le tour du Koummoukh. Les rebelles se désarmèrent
à son approche et implorèrent le pardon de leur faute :
« J'en tuai un sur deux… Je bâtis un mur devant les grandes
portes de la ville ; j'écorchai les chefs de la révolte et je
recouvris ce mur avec leur peau. Quelques-uns furent murés vifs dans
la maçonnerie, quelques autres empalés au long du mur ; j'en
écorchai un grand nombre en ma présence et je revêtis le mur de
leur peau. J'assemblai leurs têtes en forme de couronnes et leurs
cadavres transpercés en forme de guirlandes. » Revenant deux
ans plus tard sur Karti : les habitants « abandonnèrent
leurs places fortes et leurs châteaux ; pour sauver leur vie, ils
s'enfuirent vers Matni, un pays puissant. Je me ruai à leur
poursuite : je semai mille cadavres de leurs guerriers, j'en jonchai la montagne, j'en remplis les ravins. Aux deux
cents prisonniers qui étaient vivants entre mes mains, je tranchai
les poignets » Gaston Maspero, L’Empire assyrien et le monde oriental jusqu'à l’avènement des Sargonides.
Voilà ma tristesse, voilà ma colère, je ressens l'impérieuse obligation d'en faire état avec pudeur comme d'en modérer l'expression en relativisant la gravité des faits. Parce que, je le dis encore, ces derniers sont trop insignifiants quand des peuples souffrent horriblement dans leur chair.
Non loin du site archéologique de
Nimrud s'élève/s'élevait une bâtisse sans caractère qui abrita
dans les années 50 Agatha Christie, épouse de Max Mallowan,
directeur des fouilles (1949-1958), elle livre dans cette lettre sa vision du
site : « ...En tout cas pour une déception, ç'a été
une déception ! Le chantier de fouilles tout entier ne m'avait
l'air de rien d'autre qu'un immense bourbier : pas de marbre,
pas d'or, rien de beau... »
Agatha, c'est toi n'est ce pas qui conseillait à tes amies "épousez un archéologue, seul homme aux yeux duquel vous prendrez de la valeur en vieillissant..." Expérimentant la situation inverse j'ai plaisir à constater jour après jour que l’éphèbe blond méditerranéen accorde quelque crédit à l'archéologue vieillissant. Certes c'est une toute autre histoire... c'est celle qui me permet d'affronter le présent.
* Juste Lipse
http://fr.wikipedia.org/wiki/Juste_Lipse
* Juste Lipse
http://fr.wikipedia.org/wiki/Juste_Lipse
Soft Hercules par Fashion Architecture Taste , "Pour donner un petit air de tragédie grecque à votre salon" |
1 commentaire:
Marc Augé que tu cites, formule bien ce qui est en jeu chaque fois que nous passons des heures à déambuler dans des ruines : « une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui», ce qui n'exclut pas, pour mon compagnon, plus encore que moi-même, que ce soit aussi « faire un voyage dans l'histoire ».
Il aurait adoré faire ton métier et j'espère que cela sera suffisant pour m'apprécier en vieillissant (savoureuse citation d'Agatha Christie). Vale !
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