Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles. Il s’agit, en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu.
Michel Foucault Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir / 1976

03 septembre 2012

aujourd'hui j'ai rencontré Philou...

"L'Enigme" à Bastia, seul bar ouvertement gay de Corse...

 il y eut un temps, proche, où on ne s'aimait pas. on se donnait des noms méchants et on s'interdisait les sentiments. ni s'aimer ni aimer l'autre. cela s'exprimait de toutes sortes de manières. la plus classique fut la honteuse régurgitée, le regard bas et le cou tordu. l'autre classique fut le désir pour lui même, exacerbé en dessous du ventre comme en dessous de la conscience; souvent tordu lui aussi.
on a aimé se faire mal pour se sentir exister. se dire des grossièretés et s'appeler vulgairement. se faire moralement sales et physiquement ridicules, et cruels souvent aussi. avec soi, avec les autres.
l'amour est le maître mot de notre culture, qu'elle que fût l'apparence qu'on se plût à lui donner.
on a appris à s'aimer soi et les autres à coups de haine, comme l'artificier manie les explosifs. il y a toujours une possibilité d'accident. des accidents réels, des vies ratées, d'autres écourtées. une menace qui se mue en élément existentiel. en manière de vivre. en culture. ça devient essentiel. après on s'esclaffe : oh les folles!! je les adore elles sont si vilaines!! 
une éducation dans la douleur, par scarifications. 

ça fait quelques jours que ce mec me tracasse. je le sens en phase d'approche alors que tout, ou presque, nous sépare. me semble-t'il. un mec comme on n'en fait plus. enfin ça c'est ce que je croyais avant de le découvrir... combien? ... dans les 55 ou 60 ans? plutôt petit, le cheveux encore épais, tirant sur le gris mais à dominante brune... ensemble soigné, correct. nos chemins se croisent toujours aux environs de midi ces temps-ci, lui devant son whisky-coca renouvelé en permanence, qu'il accompagne parfois d'un sandwich, moi pour le dernier petit noir de la matinée servi par le beau Nabil. je sens son regard autant qu'il doit sentir le mien, chacun usant au mieux de ce sixième sens que possèdent les pédés pour se retrouver et se reconnaître dans la meule de foin du vaste monde... à distance je l'écoute parler, d'une voix extrêmement maniérée et forte ne laissant aucun doute sur son style revendiqué résolument "Grande Zaza".
généralement il vient vêtu d'un treillis de chasse, assez couleur locale, mais bagues, chaines et chainettes en limitent le côté martial... quoique... stupéfiant et fascinant. je me suis vite rendu compte que je le regarde comme un dinosaure en fait. un dinosaure dont j'aurais un peu d'ADN plus ou moins assumée... et puis à force de se voir on a fini par se saluer. de ci de là j'avais glané des infos sur le personnage, tout le monde a quelque chose à dire sur tout le monde en province. mon puzzle de commérages raconte donc l'histoire d'un type vivant ici depuis une vingtaine d'années, voire plus. qui avait quitté Paris avec femme et enfants, pour se retrouver très vite célibataire. il avait monté plusieurs affaires, qui ne furent pas toujours des échecs... cette saison, il a aménagé un restaurant "nouveau concept" (?) dans la vieille ville. depuis l'été dernier il vit en couple avec un mec, un régulier, "un corse" respecté, et ça se passe apparemment plutôt bien... certains l'appelle Fifi d'autres Chouchou... parfois on entend Philou.
aujourd'hui j'ai rencontré Philou. il est venu me rejoindre avec son verre et m'a demandé la permission de m'en offrir un. en me l'apportant, Nabil s'est tourné vers lui pour glisser un ambigu : attention Chouchou! c'est pas pour toi...  et ça l'a fait rire.  je passe pour un intellectuel, il commence donc, comme la plupart des gens, par me raconter ses lectures, univers plutôt désolant mais c'est un prétexte pour parler de sa vie, de son parcours. et comme souvent il s'avéra qu'en son temps le dinosaure fut un précurseur. moi j'ai l'impression de feuilleter en live L’Étoile Rose de Dominique Fernandez... et Les Hommes préfèrent les Folles d'un autre Fernandez, Lluis..., tout ça me parait totalement surréaliste. 
il me raconte son coming out, cette décision prise quelques années plus tôt "pour être tranquille" dit-il. "ici, si tu assumes, les gens te foutent la paix, au moins en apparence...", et en montrant son verre il ajoute : "ça c'est le tarif... ". "merda!   un umussissuale!, una foglia!.. ".et il fait signe à Nabil, qui rigole en douce, de resservir. 
je me sens obligé de parler de moi, sa confiance m'émeut autant qu'elle me met mal à l'aise, j'étale ma vie en clair-obscur, mon lot de clandestinité en dehors du petit cercle d'amis qui n'ont eux-mêmes jamais trouvé de mots pour nous désigner. parce qu'il n'y a pas de mots ici pour ça. sinon des images, des emprunts à l'italien ou au français. c'est un peu dur comme constat, la "liberté" à ce prix : demeurer lisse, inattaquable, presque transparent s'agissant de ces choses... 
c'est un constat comme un autre, j'essaierais, me dis-je, d'en parler avec Guillaume ce soir, s'il veut bien en parler...
avant de prendre congé, je lui demande maladroitement son nom... "Philou? parceque tu t'appelles Philippe c'est ça?", "Pas du tout!" il me répond, "je m'appelle Jean-Luc, comme toi!". 
j'avais pas besoin de ça en plus... 
les vignettes de Delambre accompagnent avec pas mal d'humour les évolutions politiques et sociologiques de l'Ile.




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