j'ai écouté Michel Serres parler de la crise :
Le mot crise vient du grec crinô qui, justement, signifie juger. Expliquer le sens d’un terme permet parfois d’éclaircir ce qu’il désigne. Exemple : un critique de théâtre raconte la pièce un peu,(...)finit par la dire excellente ou mauvaise(...); le critique de cinéma juge le film navet ou génial. En quelque façon, il installe un tribunal. Ainsi le mot crise laisse voir son origine juridique. Michel Serres (Le Temps des crises)
κρίνω : 1er sens faculté de distinguer, 2ème sens : action de séparer, 3ème sens : décider, d'où jugement, condamnation. par extension : choisir, trier. (définition Bailly).
juger c'est δικάζω.
juger suppose l'existence d'une faute condamnable et l'application de sanctions à l'encontre de son auteur. la crise semble devoir désigner le fléau légitime qui frappe les auteurs du mal.
l'usage associe les trois sens. la crise a des vecteurs actifs. ce n'est pas un phénomène spontané venu de nulle part. plus qu'au grec la mode étant au latin : Gigni de nihilo nihil, in nihilum nil posse revert écrivit Lucrèce, rien ne sort de rien, et rien n'y retourne. c'est au contraire le processus mis en exécution par des individus de chair et de sang, acteurs et contrôleurs conscients et identifiés du pouvoir. concernant le pouvoir je citerais Michel Foucault : le pouvoir est partout; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout. Et le pouvoir dans ce qu'il a de permanent, de répétitif, d'inerte, d'autoreproducteur, n'est que l'effet d'ensemble qui se dessine à partir de toutes ces modalités, l'enchainement qui prend appui sur chacune d'elle et cherche en retour à les fixer. (La Volonté de Savoir).
de ces modalités nous pouvons retenir les armes, les idéologies, la science, ou encore l'argent, dénommé la finance ou l'économie. mais quelque soit la pertinence du moment, ou pour encore citer Foucault : la situation stratégique complexe dans une société donnée, la voix du pouvoir se manifeste pour imposer ses choix, en détruisant l'idée même d'alternatives. la force du pouvoir est de ne pas avoir à justifier la primauté de sa parole, il assure le discours et sa diffusion, il détermine la vérité élevée en évidence. le pouvoir est le maître du discours, du vice et de la vertu, du non et du oui, du bien et du mal. il est juge aussi. et comme la loi l'impose chez nous, on ne commente pas une décision de justice.
le pouvoir coexiste avec sa mise en forme, sa mise en forme détermine les rapports humains. nous vivons soumis au capitalisme mondialisé dont le commun dénominateur est le profit financier. c’est sur le profit que repose le capitalisme, sa mécanique de survie, son fonctionnement, sa régénération et son adaptation permanente.
de telles évidences ne semblent plus reléguées au niveau des radotages marxistes, la crise a eu ce mérite de les mettre en lumière ; d’en banaliser la brutalité et les méthodes de rapace.
la crise est en constante activité, organe du système, sollicité normalement comme régulateur. c'est un fait de peur sociale latente qu'il suffit de chatouiller pour maintenir, dans ses cadres sociétaux rigoureux, la liberté individuelle. son exacerbation puis le nom qu'on lui donne dépendent des faiseurs les plus influents qui en orientent les manifestations selon leur intérêt immédiat. l'installation dans la durée d'un état paroxysmique comprend une volonté de destruction d'un contre pouvoir potentiellement dangereux pour le pouvoir en place.
comme une tête de Méduse coiffée d'une multitude de serpents, la foule des crises possibles est là pour pétrifier l'insoumission avant qu'elle ne remette l'ordre des choses en question. c'est un chantage à l’immanence du pire. la crise qui émergera d'un conflit ouvert sera plus virulente que les autres, sans se dissocier d'elles cependant. la guerre est une expression évidente, elle impose le silence à ses détracteurs, tandis que tout est permis pour parvenir à ses fins, tels que le conditionnement des masses, les exactions de terrain, ou la réquisition des êtres et des biens. elle s'émancipe du droit régulateur coopté pour privilégier le droit du plus fort, ressort spontané du rapport humain. l'état de crise justifie l'autoritarisme et la régression, il suppose la détermination d'un coupable dont le châtiment devient exemplaire autant qu'expiatoire.
pérenniser l’état de crise revient au même qu’une déclaration de guerre. identification de l’ennemi, intervention d’armes appropriées à la cible. seul diffère le traitement visuel, l’objectivation du conflit; en place des plans de batailles, les plans de rigueur font tout autant de victimes, directes ou non.
le capitalisme de crise s’est déplacé sur la finance puisque c’est le domaine où les profits seront les plus juteux.
l'actuel credo des peuples commence par : je crois en la Crise, à l'obligation des nations de réduire leur dette publique, j'admets la nécessité du retour à la croissance continue, à l'exigence de réduction des déficits, je souscris aux dogmes de la compétitivité et de l'austérité salvatrice, j'accepte les exigences de la finance qui feront de nous des hommes meilleurs, quoiqu'il m'en coûte je soumets ma pensée aux ordonnateurs de l'économie mondiale qui me dépasse, car je sais que eux seuls ont la connaissance et le savoir. comme je me plie devant ses sacrificateurs car eux seuls ont la conscience de l'action à mener.
que nous proposions d'autres options et nous voilà en plein blasphème. Joseph Stiglitz ou Naomi Klein font figure d’hurluberlus boboïsants et déconnectés. évoquons le recours à une écologie politique véritable, on passe pour utopistes et archaïques. remettre en cause la priorité accordée au capital sur le partage inéquitable de la valeur créée ferait de nous des terroristes en puissance. ces arguments sont d’autant moins recevables dans le système de pensée actuel qu’ils dénoncent tant l’illusion qu’entretient le monde de la finance que l’ubiquité de la peur qu’il inflige artificiellement aux peuples.
mais qui se cache pour assurer à la pensée de crise une influence en conformité avec ce credo de la finance. une vieille noblesse? des bourgeois d'entreprises capitalistes? des rentiers insouciants? des artistes fortunés? des boursicoteurs classe moyenne? des politiciens de droite ? non, ceux là sont des pions interchangeables, des gestionnaires bas de gamme, des gagnepetits ; les éparques triomphants de la crise sont des démerdards assez futés pour investir leur incompétence dans le talent des autres. émerveillés par leur juteux monde-casino, territoire globalisé de leur pulsion aux gains, ils y jouent l'humanité entière, faisant tomber les têtes au gré de leur avidité capricieuse, ce besoin insatiable de se gaver, de susciter l'envie jusqu'à la convoitise, jusqu'au manque dans un monde où le consommateur s’est substitué au citoyen. ils détruisent l’équilibre naturel du monde livré à leur ambition, assassinent les cultures qui les menacent. cette gouvernance a besoin d’uniformiser pour dominer toujours. la mutation de milliards d’êtres humains en Myrmidons disciplinés; peuples-fourmis assujettis dont le centre gravitationnel se réduit aux seuls comportements économiques pathologiques de ces chefs enragés.
είστε τεμπέληδες και διεφθαρμένοι , dit on aux Grecs, vous êtes paresseux et corrompus. il s’agit effectivement de maux-péchés capitaux, non des moindres, ce concentré de critique comportementale, exprime à sa manière une réalité culturelle telle qu’on la perçoit et telle qu’on veut qu’elle soit perçue. ce novlangue est traduisible par : votre temps ne vous appartient plus, votre société est mauvaise. au père de la sociologie, Emile Durkheim, d’affirmer « lorsqu’un vice moral attente gravement au contrat social, la société a le devoir d’exclure et le vice et les vicieux ».
les rouages sous-jacents des économies méditerranéennes échappent aux contrôleurs, venus de Berlin, de Bruxelles, de la BCE ou du FMI, tous on besoin de clarifier d’abord pour maîtriser ensuite ces données insoumises. s’engage le processus immuable de mise sous tutelle que nous constatons à l’œuvre depuis cinq ans au prétexte d’un vice à éradiquer. pourtant des années durant, dans un élan curieux de bienveillante complicité, les dictateurs de l’économie, le nec plus ultra de la finance mondiale, The Goldman Sachs Inc., a permis aux politiciens grecs attitrés, assez stupides et corrompus pour se croire de leur monde, d’aller au-delà de leurs ambitions mensongères ; leurs petits calculs d’arrière boutique soudain au firmament des exercices comptables des hautes sphères de la finance. vieille cuisine que faire croire aux imbéciles qu’ils sont intelligents, établir en commun des chiffrages si farfelus qu’ils ont franchis tous les contrôles des instances européennes et mondiales concernées. des truquages de potaches qui ont satisfaits le gratin budgétaire, bancaire, monétaire, boursier, capitaliste, libéral, néo-libéral, socialiste. et Eurostat bien sûr, couteux organisme qui expertise les finances des pays de l’Union. union sacrée de la débrouille.
il faut remonter aux années qui précèdent l’entrée dans l’euro zone. comment? quand? et qui?, voilà ce qui agite les neurones politiques des décideurs.
en 1996 la Grèce surprend quand elle exige que les caractères grecs figurent avec les caractères latins sur la future monnaie. le ministre allemand des finances résume la surprise générale en demandant à son homologue grec : vous comptez entrer un jour dans l’euro ?
deux ans plus tard la Grèce ne fait pas partie des pays retenus pour l’aventure. les critères économiques sont mauvais, ceux-ci ont été définis en 1992 par le traité de Maastricht. dette et déficit publics contenus sous un seuil fixe, inflation maîtrisée, convergence des taux d’intérêts. la Grèce est d’ailleurs le seul qui n’en satisfasse aucuns.
néanmoins le ministre des finances français, un certain DSK, s’éblouit des prouesses économiques grecques, à son actif la drachme fait son entrée dans le mécanisme des taux de change européens qui regroupe ainsi les treize monnaies destinées à fusionner dans l’euro. le premier ministre grec d’alors, Simitis, socialiste ami, fait déjà preuve d’une bonne volonté exubérante : privatisations, salaires bloqués, nouveaux impôts, austérité. Simitis a tout compris. si bien qu’en 1999 le Conseil de l’Union, sur recommandation de la Commission, entérine le fait que la République Hellénique n’est plus soumise à un déficit excessif. aux élections législatives anticipées le PASOK n’est gratifié que d’une petite victoire. Moody’s relève généreusement la note du pays, la bourse d’Athènes s’euphorise... l’idée, reprise par les médias, du miracle grec, se répand. les J.O. sont à l’horizon, les rapports économiques positivent l’élan amorcé. on se cache en fait une évidente réalité, mais les sceptiques n’ont pas la parole, ils ne sont là que pour assurer le coup au cas où ça ne marcherait pas. il s’en trouvera toujours un pour lancer un amer : je vous l’avais bien dit !
pendant ce temps Le Monde, Le Figaro, ou le Financial Times, officialisent le satisfecit général dans de prestigieux et dithyrambiques encarts. un ouvrage sorti en 2002 aux éditions du CNRS s’intitule pudiquement : « le miracle athénien au XXème siècle »...
l’heure est à la fête, les chiffres grecs sont faux, et personne n’a encore conseillé le pouvoir en place pour assurer la supercherie, déplacer les chiffres dans les colonnes de comptes, intégrer dans les rentrées présentes d’hypothétiques sommes à venir. dévoiler alors les petits truquages de la Grèce aurait bien pu attirer l’attention sur les arrangements économiques internes de chacun des douze autres ...
la Grèce a toutefois un handicap visible autant que rédhibitoire, qui aurait dû la laisser durablement à la porte de l’euro : sa dette. l’Italie, la Belgique et l’Espagne se trouvant dans une situation bien pire les eurocrates, soutenus par la majorité des politiques, ferment les yeux. quant aux incrédules on leur titille la fibre émotionnelle : la Grèce mémoire intellectuelle de l’Europe, ce miroir antique dans lequel elle peut s’imaginer en gloire politique et morale... la Grèce patrie spirituelle de l’Europe, quel mauvais coucheur viendrait douter de son honnêteté ?
en mai 2000 elle obtient son laissez-passer, malgré la droite allemande, l’extrême droite et la gauche de la gauche. parmi ces derniers le député Dimitrios Koulourianos s’exclamera : c’est le grand plongeon !
la même année Goldman Sachs entre en scène. le charognard n’attend pas quand il a trouvé sa pitance, il l’enterre, se la réserve pour ses moments de faim. la Grèce reçoit des fonds qu’elle engage sur ses biens. 2000 : les recettes des jeux d’argent. l’année suivante : les taxes d’aéroports. peu à peu le pays hypothèque tout ce qui lui tombe sous la main, aéroports, autoroutes...etc. dans la comptabilité officielle il s’agit de « ventes », le mot emprunt ne figure pas. le montant de la dette est réduit en apparence, c’est l’essentiel pour tout le monde. personne d’ailleurs ne va voir de trop près. le gouvernement grec fait pourtant publiquement état de ces opérations... un peu limites. et Goldman Sachs aurait lui aussi averti Eurostat...
un montage financier, celui de 2001 porte le nom du dieu du vent : Éole, tout un programme !
le coût pour la Grèce est énorme, les commissions pour GS copieuses. pour l’Europe le résultat est irrémédiable au niveau crédibilité. la puissance publique s'incline devant la finance.
quand tous s’accordent désormais pour déclarer l’échec et la nuisance des politiques d’austérité, on doit comprendre que l’échec est bien plus rentable que le succès pour ses auteurs. des centaines de milliards d’euros que la Grèce se voit dans l’obligation de mendier, l’intégralité retourne à ses « bienfaiteurs » sous forme d’intérêts sur les prêts précédents. de prêt en prêt, aux intérêts toujours plus exorbitants, la Grèce disparaît de la surface du monde. la cession des biens nationaux à des consortiums étrangers a depuis longtemps dépassé les limites du concevable, l’ingérence institutionnelle s’est substituée à la démocratie parlementaire constitutionnelle, le remplacement par des services privés, extérieurs et couteux, des services de l’Etat Grec s’est systématisé. la subrogation de toute l’administration à des inspecteurs étrangers la paralyse plus encore... etc.
le chiffre officiel du chômage s’approche des 30%, les fermetures d’entreprises se quantifient autour de 1000/semaine. parler de misère est un euphémisme, on peut commencer à sérieusement envisager les termes de déshérence sociale et de famine. broyé de toute part, le pays est une béance infâme qui pue la mort. le fascisme peut faire son nid. reconnaissons que la Grèce moderne, (on se croit obligé de le préciser), n’a jamais intéressé personne, elle n’est que l’ombre d’un pays mémoriel et prestigieux fabriqué par des antiquisants inspirés. déjà au XIXème siècle c’est pour préserver l’antique de contemporains jugés trop incultes qu’on l’a pillée sans vergogne.
la Grèce de 2013 est un pays décomposé, qui trouve encore, sporadiquement, la force de se battre. elle puise ses ressources dans son histoire tant les épreuves ne lui ont pas été comptées. elle les puise aussi dans sa forte identité, et, à mon avis c’est cette identité que vise la crise. le nivellement, l’uniformisation, la disparition des particularismes culturels. la Grèce n’est pas assez européenne vue à travers le prisme bureaucratique qui sert à l’étalonnage des cultures. dans les années 70 ses politiciens ont fait le choix de l’Europe, donc de l’Occident, pensant peut-être résoudre ainsi son orientalisme coupable, rentrer dans le moule culturel pour se valoriser.
j’avais, en 1980, accompagné mon frère au marché d’Athènes, il agissait au titre d’eurocrate inspectant l’agriculture du futur état européen. à chaque pas il s’épouvantait d’avantage, s’horrifiait de ce qu’il voyait, ses calibrages intellectuels ne lui permettaient que de répéter : absence d’hygiène, désorganisation, ils ne sont pas prêts, ils n’y arriveront pas...., il me parlait devant des fruits et légumes des solutions que la CEE envisageait alors pour permettre une intégration non concurrentielle : destruction des récoltes et indemnisations.
la faute grecque c’est son orient culturel, ce qu’elle est au présent. intrinsèquement. cela lui vaut toutes ces humiliations auxquelles elle sacrifie comme le ferait n’importe quel miséreux. offerte aux plus offrants, marchés officiels ou non, fortunes privées ou non. elle accepte tout tandis qu’inexorablement le défaut de paiement se profile, qui peut l’ignorer encore ? la faillite du pays et ce sera le chaos. encore... l’Aube Dorée est un nom de la mort.
mais la honte sera pour ceux qui l’ont conduit jusque là. cette prétendue corruption qui ne toucherait que les politiciens grecs, n’en impose guère à côté de l’hypocrisie et de la lâcheté des nôtres, sans parler de leur défaillance en matières économiques, ayant pour seul horizon leur calendriers électoraux.
bientôt l’Union Européenne aura elle aussi vécue, et le chemin du chaos nous l’auront pris chacun notre tour.
1 commentaire:
En 1944, Karl Polanyi, professeur d’économie politique à Columbia, publiait son essai « la grande transformation » dans lequel il faisait l’hypothèse que l’hégémonie du libéralisme économique, avec son utopie du marché autorégulateur dans toutes les sphères de la société, avait conduit le monde à la crise des années trente, aux totalitarismes et à la 2e guerre mondiale.
L’histoire ne se répète jamais... Enfin, espérons-le.
http://agaucheouadroite.blogspot.fr/2012/04/double-peine-en-perspective-austerite.html
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